PRÉSENTATION DU PROJET

A / PRENDRE LA PAROLE
par Anne Comte
À l'époque où j'ai sollicité Thibault Fayner quant à une collaboration à la création d'un monologue, j'avais le besoin de définir les nécessités et les enjeux de mon métier de comédienne. Pourquoi prend-t-on la parole si ce n’est pour projeter dans le monde ce besoin crucial de liberté ? Parole comme un cri qui rejette le vide, parole comme un cadeau, comme un désir, comme une alternative à la solitude, comme un poème, comme une soif urgente de témoigner de nos prisons intérieures, de nos violences, de nos rêves.
Je vivais alors une expérience extrêmement douloureuse puisque, pour des raisons inconnues, j’avais perdu tous mes cheveux. Je "m'effaçais" du monde, je "disparaissais", surtout de ce métier où les acteurs n'existent que dans la lumière. Cette maladie touchait mon instrument de travail, je perdais mon identité...
L’idée d’écrire m’avait alors effleurée mais c’est avec Thibault Fayner, qu’est née l’envie commune d’une composition en duo.
« N’écrit-on pas toujours pour un acteur ou pour une actrice, avec telle ou telle figure, telle ou telle voix, à l’esprit ou à l’oreille, en se fixant sur untel le temps de l’écriture, histoire de donner corps, d’avoir repère. Connaissance, complice de longue date ou, au contraire, acteur illustre, célébrité inaccessible, grande figure, même, morte du théâtre, qu’importe, du moment que le personnage prend forme, que la pièce s’invente. C’est là support rêvé, feuille blanche à couvrir. Ce n’est que silhouette, ombre chinoise, qu’on utilise comme l’on veut. Mais écrire pour un acteur, une actrice, juste pour elle ou lui, précisément, parce qu’il vous le demande ou parce qu’une envie commune naît, ne faire parler que lui, lui offrir en partage un monologue, cela pose des questions. Est-ce écrire pour, écrire sur, écrire avec ? Va-t-on vers ce que l’on pense que l’acteur peut faire ou l’emmène-t-on vers ailleurs ? Doit-on de son intimité utiliser des éléments ? De ce que la personne est, au-delà de l’acteur, faire personnage ? Quel matériau au départ ? l’acteur, sa voix, son corps, sa langue ? A qui le texte s’adresse-t il, à l’acteur ? au spectateur ? Est-ce que l’on écrit seul ou avec la complicité de ? »
Ce texte d’Emmanuel Darley est l’avant-propos d’un recueil de textes intitulés "Monologues pour et autres textes". Il s’agit d’une série de monologues écrits par des auteurs de théâtre pour des actrices.
C’est dans cette optique que nous souhaitions travailler Thibault Fayner et moi-même. À la suite d'une dizaine d'entretiens, est née cette parole sortie de mes angoisses, de mes attentes, de multiples pensées et questionnements. Peut-être cette parole si intime raconte-elle une universalité ? Peut-être nous touche-t elle tous ? Si elle parvient à donner à "rêver", alors quelques-uns de mes questionnements trouveront peut-être des réponses.

B/ ÇA COMMENCE COMME ÇA.
par Thibault Fayner
Je connaissais Anne de l’Ensatt, où elle se formait comme comédienne alors que j’entrais dans le département d’écriture dramatique qui ouvrait ses portes. C’était en 2003. Je l’avais vu dans les spectacles créés à l’école, et puis nous nous sommes perdus de vue jusqu’à ce que, quatre ans après notre sortie, elle me téléphone. Elle me proposait un rendez-vous pour parler d’un projet.
Je me souviens que nous nous sommes retrouvés à Paris, dans la maison dans laquelle Anne demeurait pour quelques jours. C’était une maison un peu étrange, une sorte de chalet en bois dans le XXe arrondissement de Paris, un chalet, oui, préambule aux multiples voyages en Suisse que nous ferions ensuite pour les besoins du spectacle. Ça commence comme ça. En décembre 2010. Il doit être 11h du matin. Nous sommes installés dans la cuisine de ce chalet. Et nous buvons un premier café.
Anne m’explique que depuis sa sortie de l’école elle travaille dans la troupe permanente d’un théâtre. Qu’elle a joué dans de nombreuses pièces et adaptations de romans classiques et souvent dans des mises en scène convenues. Qu’après quatre ans de ce régime-là, elle en a marre. Il ne s’agit pas d’une crise de sa vocation d’actrice (son souhait d’initier un nouveau projet montre assez que son désir de jouer est intact) mais d’une réflexion sur le sens de ce métier. Un acteur peut-il se contenter de servir éternellement de portefaix aux grands rôles du répertoire ? Pour Anne, en tout cas, ce n’est pas suffisant. Ce qu’elle désire, c’est travailler avec un auteur contemporain. Qu’est-ce que j’en pense ? Qu’est-ce que j’en dis ? Je suis partant. Ça va sans dire.
Ça faisait peut-être une heure que j’étais là (et nous devions siroter notre troisième café) quand nous en sommes venus à nous demander ce que nous pourrions bien raconter comme histoire. Est-ce que ce serait une pièce ? Un monologue peut-être ?Oui sans doute, ce serait plus simple. Ce serait un monologue, d’accord. Mais un monologue, c’est vaste… Un monologue comment ? Un monologue à partir de quoi ? Un monologue pour quand ? Ça a commencé aussi par une avalanche de questions.
Je me souviens qu’un peu après (peut-être au moment où nous entamions le cake au citron), Anne m’a dit qu’il fallait qu’elle me parle d’une chose qui lui semblait nécessaire de me dire à ce stade du travail. Après un instant de silence, elle m’a dit que, quelques mois plus tôt, et sans signes avant-coureurs, ses cheveux étaient tombés par plaques et que, malgré des visites chez plusieurs spécialistes, elle n’avait pas pu enrayer la chute. Elle n’avait vécu, récemment, aucun événement traumatique particulier et elle ne comprenait pas les raisons de cette brutale perte de cheveux. Je me souviens avoir encouragé Anne à continuer à parler tout en lui demandant l’autorisation de prendre des notes. Je me souviens m’être alors dit : le voilà le monologue que nous cherchons. Il y avait dans la parole d’Anne une intensité, une folie, un humour, qui rendait la chose évidente.
Ça s’est poursuivi par une série d’entretiens. Et chacun de ces entretiens a donné lieu à une retranscription écrite. Nous n’étions plus autour de la table en formica du chalet parisien, mais de part et d’autre du coffre-table basse du salon d’Anne, à Lyon. Nous avons mis en place nos rituels, nos manières d’entrer et de ressortir de ces moments particuliers qui tiennent à la fois du stand-up et de l’introspection analytique, de l’improvisation verbale et de la remémoration de souvenirs. Nous avons avancé ainsi sans trop savoir où tout cela nous mènerait, mais en ayant la conviction qu’une première étape de la création du texte se jouait là. Au terme de la première année, nous disposions d’une trentaine d’heures d’entretiens enregistrées et d’une bonne centaine de pages.
Ça a continué à continuer… c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. Des chemins, justement, il fallait maintenant que j’en dégage dans cette forêt de paroles. Il fallait penser-classer pour paraphraser Perec. Ça a continué par de très nombreux essais qui visaient à sélectionner les segments les plus riches et à les organiser entre eux pour créer une pièce. Chaque fois que je parvenais à un nouveau montage, je le soumettais à Anne et nous en discutions. À chaque tentative, nous reconnaissions la force de ce parler-écrire issu des entretiens, mais, en même temps, nous partagions le sentiment que quelque chose manquait… Quelque chose résistait à faire pièce dans ce patchwork de fragments. Mais quoi ?
Ça nous a poursuivi cette question pendant plus de trois ans. On a retourné la chose dans tous les sens et puis ça a fini par finir, c’est-à-dire par arriver, c’est-à-dire par se lasser de nous résister. Un matin, j’ai commencé (pour rire) à écrire des saynètes en lien avec les histoires d’Anne. J’ai commencé par écrire ce rendez-vous tragico-comique entre Anne et Sarkis. Et puis j’ai poursuivi en tentant de croquer la journée au cours de laquelle Anne se rend dans un « institut suisse hyper chic » pour choisir sa perruque. Je dis que j’écrivais ces saynètes pour rire car ces scènes mettaient en jeu de nombreux personnages alors que nous nous étions entendus sur l’écriture d’un monologue. Et puis pour rire aussi (bien qu’avec l’intuition que ça pourrait lui plaire), j’ai envoyé la pièce à Anne.
La fin de la fin c’est qu’Anne m’appelle et me dit banco ! On part sur cette version ! J’ai pensé : ça n’est pas un monologue… Mais ça pourrait le redevenir. Un monologue pour une artiste-orchestre, un monologue une actrice et ses voix. Ça s’est fini comme ça. Par l’écriture d’un monologue polyglotte et par le désir de relever le défi. Ça s’est fini cinq ans après notre premier entretien et huit jours avant la date de la seconde représentation. Et quand je dis que ça c’est fini, c’est parce qu’à présent, ça va commencer.