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RÉFLEXIONS SUR LA PIÈCE

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La ville d’à côté, fable moderne, cruelle, drôle et inquiétante, est structurée par deux éléments importants : un événement architectural et un fait divers. Le premier est la construction puis l’ouverture en juillet 2000 du pont de l'Øresund, reliant les villes de Malmö (Suède) et de Copenhague (Danemark), et créant ainsi une zone binationale qui peine encore à trouver son identité. Lieu d’échanges multiples (économiques, universitaires, intellectuels, de loisirs et de populations), le pont est devenu le symbole officiel d’une unité de façade entre les deux pays. Mais dans le même temps, il est aussi devenu le symbole officieux de toutes les dérives possibles : augmentation de la délinquance et des trafics en tout genre (êtres humains, armes, drogues, etc.).


Long de 8 kms, ce « lieu frontière » par excellence, représente tout autant le lieu de la relation possible à l’autre, de la transformation, du passage vers l’ailleurs, que le symbole concret et fantasmé de la séparation de l’ici et du là-bas.  Le second est un fait divers. Une prostituée fut retrouvée morte dans son appartement de Copenhague, très probablement assassinée par un de ses clients. Lors de l’enquête, la police danoise découvrit qu’elle menait une double vie. La semaine elle était « femme au foyer » à Malmö en Suède, et le week-end elle était une « vénus de carrefour », fameuse dans Copenhague, la ville d’à côté...

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À partir de ce fait divers et de ce pont, Marius Ivaškevičius déploie sous nos yeux un univers flamboyant, baroque et crépusculaire. La pièce, portée à bout de bras par Anika, héroïne moderne au destin tragique, sorte de cousine lointaine d'Hedda Gabler, nous invite à imaginer au cœur d’une société dite « évoluée », le parcours d’une jeune femme vers son émancipation sociale, économique, sexuelle et affective. Sociétés « évoluées » où, soit dit en ne passant pas, ne cessent de se succéder, accablants, les différents rapports sur les inégalités hommes/femmes : salaires, retraites, responsabilités, clichés sexistes, violences conjugales, etc. Inégalités dont le moteur le plus identifiable est le machisme, et dont le ressort le plus insidieux est le plafond de verre. Ce fameux obstacle invisible au sein d’une entreprise ou d'une société, et qui permet d’écarter certaines catégories de personnes d’un niveau de pouvoir ou de rémunération auquel elles pourraient pourtant légitimement prétendre. En l’occurrence, entre autres, les femmes ou les étrangers. La pièce, déstabilisante machine théâtrale, explore ainsi dans un premier temps les notions poreuses de frontières et de territoires. Ainsi que les conséquences de ce « lieu de passage » sur les êtres. Svante et Anika changent, par exemple, radicalement de comportement une fois le pont traversé. Puis, dans une deuxième partie, grâce aux questions inlassables d’Anika, le texte devient une charge impitoyable et drôle contre toutes les dominations. Domination masculine assumée ou inconsciente, domination sexuelle, ou encore domination géopolitique. Aucune n’est ici épargnée. Marius Ivaškevičius s’emploie, l’air de rien, sur un ton décalé et drôle, à déconstruire nos regards, nos convictions et surtout notre morale, pour mieux nous surprendre.

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Au début de la pièce, Svante Svantensson se rend régulièrement de Malmö à Copenhague pour trouver dans cette banlieue étrangère, un défouloir, une oasis à beuveries et débauches de tous ordres. Abandonnant la rigueur suédoise qu’il brandit pourtant chez lui comme un étendard identitaire, il se lâche chez « l’étranger », le voisin danois. Jouissant de ce défouloir, certes, mais l’étouffant sitôt le pont retraversé. Un « ailleurs » donc à la fois symbole de ressourcement, mais aussi un « émonctoire » de ce que l’on ne peut faire chez soi dans son propre pays, sa ville ou sa vie. De la ville d’à côté à la vie d’à côté... Se met alors à planer sur toute la pièce, l’ombre du Docteur Bill X. L’une des rares pistes crédibles de Scotland-Yard, sur l’identité supposée de Jack l’Éventreur. Sans doute médecin ou notable quittant les beaux quartiers de Londres, franchissant la Tamise, puis s’enfonçant dans les quartiers pauvres pour devenir Jack l’Éventreur de putes.

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Bill et Jack. Facettes d’une seule et unique figure, beaucoup plus insaisissable que les deux séparées. Alors cette ville d’à côté, au fond que révèle-t-elle ? Un monstre bien inhumain et rassurant, car bien loin de nous ? Ou au contraire un être humain beaucoup plus inquiétant, plus complexe, ingouvernable socialement et au final nous ressemblant furieusement...? Mais, de ce défouloir/émonctoire, Anika est privée. Épouse et mère au foyer elle n’est pas « censée » en avoir besoin. Ce désir inassouvi, couplé aux mensonges de son mari, va la conduire alors inéluctablement vers sa propre libération. Guidée par une immense candeur autorisant toutes les questions, elle découvre émerveillée, tout autant que terrifiée, les fronts de la transgression et du refus. Seule, puisque ni la société ni son mari ne souhaiteront lui accorder de réponses, Anika se libérera de chacun d’eux et trouvera sa propre part d’ombre et de mystère. Sous l’œil médusé de Svante, hantée par son fils Johan, aiguillonnée par Birgit l’inspectrice de police suédoise se livrant au tourisme sexuel entre les deux villes, elle finira par déposséder de son pouvoir sexuel Lars, son initiateur. Conquérant sa propre ville d’à côté, et son droit d’être enfin entière et vivante : ni épouse ni mère, mais femme. Autonomie parfaitement insupportable pour tous, et dont le prix sera sa mort finale.

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La pièce pourrait en rester là, et n’être que la trajectoire fulgurante d’une libération. Mais Marius Ivaškevičius va plus loin. Dans sa déconstruction, il fait apparaître tout au long de la pièce un étrange personnage nommé Karlsson. Ce personnage de fiction, suédois robuste et ailé très connu dans les pays de l’ex-Union Soviétique, est tiré des romans pour enfant d’Astrid Lindgren. Icône imaginaire des enfants de toute une époque, Karlsson habite sur un toit, et vole grâce à une hélice dorsale. Ami d’un petit suédois, nommé Svante Svantesson (!?), habitant avec sa famille à Stockholm, Karlsson apparaît à chaque fois que son ami traverse des moments tristes et solitaires. Il le distrait, lui trouve des centaines d’activités, et transforme toujours la réalité en jeux... Parfois dangereux. Très gourmand, drôle, loquace, il veut toujours avoir le dernier mot et ment effrontément. Voilà le Karlsson de l’enfance de Svante. Celui de Marius Ivaškevičius a grandi, fidèle à ses habitudes et ses traits de caractère. Sorte de fantasme poussé jusqu’à la déraison du modèle « parfait » suédois, ou de toute société prétendant imposer son modèle à une autre, il est rempli de lui-même et totalement narcissique. À chacune de ses apparitions,  accompagné d’une sirène, témoin muet de ses réflexions, il porte un 
regard critique décalé et absurde sur la situation de Svante et d’Anika. Alors, dans un télescopage surréaliste de contes et légendes, Marius Ivaškevičius unit « Karlsson sur le toit » d’Astrid Lindgren à « la petite sirène » d’Andersen. Ils deviennent ainsi, lui, le pendant imaginaire de Svante, et elle, l’ombre de toutes les Anika du monde. Sommées de choisir entre la liberté océane de la sirène immortelle au chant sublime, mais solitaire, ou le silence des jambes terrestres d’une simple mortelle, mais accompagnée d’un mari...

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Théâtre émancipant, éminemment déstabilisant, la pièce n’est faite que de questions « heureusement embarrassantes ». Pas une seule fois la ville d’à côté ne nous rassure par des réponses. Creusant les marges, surfant sur les troubles, le texte offre un parcours singulier, surréaliste et grinçant. Peuplée d’étranges créatures humaines et légendaires qui nous plongent au cœur de nos béances intimes, la pièce dérange sans cesse. Armé d’une langue simple et directe, Marius Ivaškevičius de la première apparition d’Anika jusqu’à son sacrifice final, nous interpelle sans nous lâcher une seconde. Et les questions que se pose Anika et qu’elle pose au monde droit dans les yeux, nous « regardent » aussi. Dans tous les sens du terme. C’est le choix que nous ferons : Anika sera résolument notre viatique pour passer le pont. Et plus encore, sa place, nous tenterons de mieux la faire notre le temps d’une représentation. Dans toute sa complexité et ses contradictions.


Homme ou femme...


Anika, pour un soir, ce sera nous...

VAC Réflexions sur la pièce: Couverture médiatique

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